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Tolle corpus satani
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Mars 1244

« À partir de la sixième heure, l’obscurité se

fit sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.

Et vers la neuvième heure, Jésus clama en un

grand cri : Eli, Eli, lema sabachtani ?, c’est-à-dire :

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu

abandonné ? »

Matthieu, XXVII, 45-46.

Quinze jours.

Ce fut l’attente la plus sombre, la plus douloureuse que vécurent alors les habitants de Montségur, isolés au sommet du pech glacial, à peine débarrassé des neiges de l’hiver.

Le matin du 2 mars, les survivants se croisaient dans la brume comme des fantômes, au milieu des ruines. Le cœur serré, l’air hébété, ils trébuchaient parfois sur l’un des boulets profondément encastrés dans le sol. Ils évitaient les monceaux de pierres tombés en cascade de la muraille. Les combats quotidiens ayant cessé, ils éprouvèrent un maigre soulagement dans cette accalmie, se réinstallant dans les cabanes du castrum aux toitures défoncées, emmitouflés dans des couvertures. De toutes parts, le vent sifflait. Ils s’asseyaient contre un mur, à deux, trois ou quatre, pour se tenir chaud, en silence.

Escartille se tenait sur le chemin de garde. Il regardait, en contrebas, l’armée croisée qui attendait comme eux, prête à laisser s’égrener le fil de ces jours, sûre à présent de sa victoire. À ses côtés se trouvait l’un des derniers soldats de Montségur, assis en tailleur, le visage tourné vers cette cour où quelques personnes passaient de temps à autre.

Escartille se racla la gorge. Ses poumons lui faisaient mal. Il éprouvait même, parfois, de la difficulté à respirer. Comme si, déjà, le feu le gagnait. Il se tourna vers le soldat. Il s’appelait Guillaume Mir, c’était un sergent venu de Queille au mois de février ; autant dire qu’il avait couru au suicide. Lui aussi avait longtemps été un agent de liaison au service des hérétiques.

— Pierre-Roger croit peut-être encore que le comte de Toulouse viendra nous sauver…

— Il ne viendra pas, dit Guillaume d’une voix sombre, sans lever les yeux. Tous les messagers sont partis, aucun n’est revenu. Nous sommes seuls. Ni Toulouse, ni Peyrepertuse, ni Quéribus, ni aucun des châteaux voisins ne nous enverront plus de troupes. Ils sont trop nombreux. Tout est perdu.

Escartille considéra Guillaume quelques instants. Son visage long et ses paupières tombantes lui rappelaient quelqu’un qu’il avait dû croiser autrefois. Cette impression l’occupa un instant ; il fouilla dans ses souvenirs à la recherche d’une figure, d’une situation semblable. Enfin, l’image de Charles de Montesquiou lui revint en mémoire.

— Guillaume, je songeais à un homme que j’ai rencontré il y a de cela trente-trois ans, lorsque tout a commencé. Il te ressemblait un peu… Il s’appelait Charles de Montesquiou. Il venait de la ville d’Agen, et je ne sais pour quelle raison, s’était retrouvé sur les remparts de la ville de Béziers, quelques heures avant le massacre. Mon Dieu, je l’avais presque oublié… Nous jouions aux dés, il ne cessait de siffler des flacons d’armagnac. Un joyeux luron, oui ! Et nous attendions, comme aujourd’hui. Un autre combat, une autre bataille, la première celle-ci. Si j’avais su, alors, où tout cela nous entraînerait ! Nous espérions passer la quarantaine, avant que les croisés ne regagnent leurs foyers. Nous pensions tenir le siège. Et puis…

Escartille se passa la langue sur les lèvres.

— Et puis en quelques minutes, ça a tourné au massacre que tu sais. Charles de Montesquiou a été la première personne de ma connaissance à mourir sous mes yeux, dans cette guerre. Le premier mort, pour moi, de cette guerre ! Je me souviens l’avoir délesté de sa fronde. Elle m’a servi dans la boue de Muret, pour sauver un chevalier espagnol d’une mort certaine. Mais cela n’a pas suffi. L’Espagnol est tombé sous d’autres coups, quelques instants plus tard. Et avec lui, d’autres personnes… qui incarnaient, sans même que je m’en rende compte alors, le sens profond de ma vie.

Escartille inspira.

— Je n’ai pas toujours été cet homme que tu as rencontré, dans sa robe noire, Guillaume. J’ai été troubadour, confident d’un Trencavel ou d’un Raymond VI, page, valet, héraut et combattant – un piètre combattant, dois-je dire. Je n’avais pas les armes dans le sang. Seigneur, j’ai été tout cela… et je ne sais plus qui je suis aujourd’hui.

Il se tut.

Cette fois, Guillaume le regarda.

— Je vois ce que tu veux dire, ami. Nous voyons des gens naître et mourir, sans jamais savoir si leur existence aura servi à quelque chose. C’est beau et c’est triste. Pourtant, moi, Guillaume Mir, je ne suis pas triste aujourd’hui. Mais je sais que je vais mourir, je sais, surtout, quand je vais mourir, et cela change tout.

— Il est encore possible de te repentir devant l’Inquisition.

— Allons. Tu sais bien qu’il n’y en aura pas un pour renoncer.

Il se tut à son tour, écoutant le vent mugir à ses oreilles. Escartille avait froid. Il se frotta les épaules, les mains crispées contre son manteau.

En bas, des croisés chantaient. Ils coupaient du bois.

Escartille comprit.

Ils préparaient leur bûcher. Leur feu de joie. Déjà !

Désormais, les gens de Montségur auraient sous les yeux, à chaque instant, ce bûcher que l’on préparait pour eux ! Ils pourraient le contempler et y chercher les reflets de la mort. Jour après jour, les palissades seraient plus hautes, les herbes plus nombreuses, les bottes de paille plus compactes.

Escartille frissonna. Il se tourna vers Guillaume, qui n’avait encore rien vu.

Guillaume reprit :

— Je suis arrivé à Montségur il y a un mois à peine, en bravant tous les dangers. Je savais dans quelle situation je risquais de me retrouver. Je n’ai cessé de vivre dans l’ombre. J’ai voulu, une fois, être au grand jour. J’ai voulu crier avec les autres ce en quoi je croyais. Nous aurions pu vaincre ; les circonstances ont été autres. À présent, il ne nous reste que notre foi, qui nous brûle déjà le cœur…

Guillaume Mir se leva péniblement. Puis il se tourna avec Escartille sur les remparts.

— Je te demanderai à toi, Escartille de Puivert, de me consoler.

Il s’aperçut, à son tour, de ce que les croisés étaient en train d’accomplir.

Cela ne lui arracha qu’une moue amère.

Le 3 mars, Escartille, Aimery et Héloïse se rendirent au chevet d’Arnaud de Bensa, cet homme d’armes de Montségur, originaire d’Avignonet, avec qui Aimery avait mené au combat une partie de la garnison. Arnaud ne s’était pas remis de la blessure qu’avait causée cette flèche venue traverser son plastron. Il était allongé dans l’une des cabanes, à l’agonie. Il crachait du sang, ses draps en étaient couverts. Il avait du mal à parler. On avait tenté de cautériser sa plaie par le feu ; cela n’avait fait qu’accuser ses souffrances. Sa respiration retentissait dans la cabane obscure, entrecoupée de râles à fendre le cœur. Il avait le front couvert de sueur. Héloïse se saisit d’un linge propre, le trempa dans une bassine d’eau de pluie, l’épongea. Ses cheveux noirs étaient noyés dans un oreiller de toile grossière, comme une corolle autour de son visage blême. La flamme d’une torche tremblotait non loin de lui.

— Ah !… Aimery, dit Arnaud sur son lit de mort. C’est toi… ajouta-t-il, faisant un effort démesuré.

Il toussa.

— C’est moi, dit Aimery, submergé de tristesse. C’est moi, mon ami. Ne te fatigue pas. Ne parle pas. Je suis avec toi.

— J’ai soif, dit Arnaud, tendant les lèvres.

Héloïse passa délicatement la main sous le cou d’Arnaud et le fit boire. Cela même, sentir l’eau couler dans sa gorge, était devenu une souffrance.

Puis il saisit le bras d’Aimery.

— Que se passe-t-il, dehors ? demanda-t-il. Personne ne m’a rien dit, tu comprends ? Personne n’a rien voulu me dire !

Aimery regarda Héloïse avec étonnement, puis son père.

Escartille hocha la tête d’un air désespéré.

— Quinze jours, chuchota alors Aimery, se penchant vers lui, lui caressant le visage. Ils ont donné quinze jours. Il nous en reste moins à présent, le temps file entre nos doigts.

La main d’Arnaud retomba lourdement.

Aimery continua, la bouche sèche :

— Ils n’ont pas discuté longtemps. Ils sont excédés, eux aussi… Ils ont posé leurs conditions, mon ami. Ils nous laissent le choix, mourir ou être libres. Il n’y a rien de pire. Raymond de Péreille et Pierre-Roger ont cessé de croire que le comte de Toulouse viendra nous sauver, continua Aimery d’une voix tremblante.

Arnaud l’interrompit.

— Je voudrais… je voudrais mourir dès à présent, plutôt que d’assister à ce qui va arriver. Vous voir tous emmenés au bûcher… Y être transporté moi-même, sans doute… C’est au-dessus de mes forces ! Pour moi, l’heure de la délivrance est proche…

Il ferma les yeux. Aimery eut peur ; il crut que c’en était fini. Pourtant, au bout de quelques secondes, Arnaud ouvrit de nouveau les yeux.

Son regard était empli de larmes.

— Mais vous, qu’allez-vous faire ?… Toi ? Et ta belle Héloïse ? Et ton père ?

Aimery sentit son âme se soulever. Il s’approcha encore d’Arnaud, il aurait voulu le prendre dans ses bras, l’étreindre de toutes se forces.

— Ce que nous allons faire ? Je ne sais pas, mon ami… Je ne sais pas, mon Dieu, je n’en sais rien du tout !

Derrière lui, debout, le visage dans l’ombre, Héloïse ne put retenir ses sanglots. Elle passa la main sur son ventre.

L’enfant bougea en elle.

Arnaud venait de se figer dans un spasme de douleur. Il tendit une main dans le vide. Elle se contracta comme une serre sous le feu de la douleur. Aimery eut un mouvement de recul, désespéré d’assister encore à ce spectacle affreux d’une vie qui s’enfuit peu à peu. Il regardait cette main tendue, qu’il ne pouvait secourir, hébété, impuissant. De nouveau, la main retomba. Le souffle d’Arnaud s’accéléra. Il tourna vers Escartille un regard de plus en plus lointain, chavirant, qui commençait à se perdre derrière un voile fantomatique. Il semblait une nouvelle fois à Escartille que tout était joué. Au plus profond de sa douleur, Arnaud réunit subitement ses dernières forces.

— Escartille… Consolez-moi, je vous en prie. Cette guerre… C’était une guerre des âmes, qui s’est jouée au plus profond de chacun d’entre nous… J’ai vu les armées du pape et du roi fondre sur nos familles… J’ai vu tant de mal… Escartille… Promettez-moi que vous porterez témoignage de tout cela !

— Oui ! Oui, dit Escartille, oui. Je le promets.

— Promets-moi…

Cette fois, c’était fini. Escartille procéda au consolament en toute hâte. Puis Arnaud croisa une dernière fois les yeux de sa femme et de sa fille, qui venaient d’entrer. Elles se jetèrent à genoux auprès de sa couche. Escartille, Aimery et Héloïse reculèrent. Arnaud accueillit la paume de leurs mains et la pressa avec chaleur. Il leur murmurait à l’oreille, elles pleuraient.

— Reste, je t’en prie ! s’écria sa femme.

Il expira.

Le visage nimbé de larmes, Aimery sortit.

On l’avait consolé. Mais son corps brûlerait sur le bûcher, comme les autres.

Heureusement, il ne le verrait pas.

Et les jours continuèrent de filer, pas à pas.

Les secondes tombaient une à une dans le silence de leurs prières.

La mort s’approchait toujours insidieusement, comme un grand voile qui, peu à peu, enveloppait le château en ruine de Montségur.

Le 4 mars, d’autres personnes demandèrent le consolament.

Puis, le jour durant, il ne se passa plus rien.

Rien.

On se parlait parfois, ici au milieu de la cour, là auprès des cabanes, ou sur le chemin de ronde. Puis on retournait auprès des siens. On essayait de manger quelque chose. On priait. On comptait les heures.

Les yeux perdus dans le vide, dans ce paysage immense.

Les 4, 5 et 6 mars, on réunit l’ensemble des vivres qui restaient à la communauté.

Bertrand Marty, Raymond de Péreille et Pierre-Roger de Mirepoix procédèrent au maigre état des lieux. Chacun remit ce qui lui restait de fortune personnelle. Quelques sous, de-ci de-là, que l’on mit dans de petits coffrets. Une couverture, de l’huile, du poivre, du sel, des draps. On compta les dernières livres de blé, les manteaux, les pourpoints, les bonnets, les braies, les derniers vêtements cousus dans l’atelier de Marquesia de Lanta, pique l’aiguille, les bourses, les restes de miel. Imbert de Salles, Jean de Combiel, Raymond de Saint-Martin, la vieille Rixende au visage dévoré de fatigue, aux cheveux blancs et sales tombant de son capuchon, Corba et Esclarmonde de Péreille se firent, avec d’autres, les relais de ce triste dénombrement ; et dans la salle voûtée de la maison des pèlerins, on entassait ce qui pouvait l’être encore.

Ce fut dans la soirée du 7 mars qu’Héloïse se tourna vers Aimery et lui saisit le bras.

Non loin d’elle, Bertrand Marty continuait de consoler des croyants.

Et Héloïse, le visage implorant, dit au jeune homme :

— Je le sens, Aimery. Je le sens qui bouge en moi, je sens qu’il va venir.

Héloïse perdit les eaux le 8 mars.

On la transporta aussitôt sur une couche, faite de foin et d’un simple drap de lin.

— Pourquoi, disait-elle, les jambes écartées, entre deux spasmes de douleur, pourquoi a-t-il fallu qu’il vienne maintenant ? Aimery, oh mon amour, pourquoi l’avons-nous fait ?

Mais elle ne savait s’il eût mieux valu que son bébé termine avec elle sur le bûcher ; au moins la vie, dans ces instants de suprême détresse, trouvait-elle encore un moyen de se frayer un chemin. Aimery pleurait, tantôt de bonheur, tantôt de chagrin. Il embrassait Héloïse, l’aidait à respirer. Escartille se tenait un peu plus loin, debout, les mains jointes. Esclarmonde de Péreille, fille de Raymond de Péreille, maître des lieux, assistait cet enfantement, avec Faye de Plaigne et Arpaïx de Rabat.

Esclarmonde… Escartille repensa à cette autre Esclarmonde, qu’il avait croisée juste après la bataille de Muret et qui l’avait incité à rejoindre la communauté cathare – cette Esclarmonde de Foix, dame légendaire dont on avait cru, durant un temps, qu’elle était la secrète maîtresse de Montségur. Au début du siècle… Esclarmonde… Eclaire le monde…

L’enfant poussa un cri.

Il était né.

Vivant.

Vivant, dans cette belle et triste crèche.

C’était un garçon.

Héloïse le regarda, elle pleura encore avant de s’évanouir.

Aimery prit le bébé dans ses bras.

Escartille s’était approché de lui. Son fils échangea avec lui un sourire.

Il le serra contre lui, de toutes ses forces.

— Te voilà père, Aimery. Mon Dieu, te voilà père, à ton tour.

Les 9, 10 et 11 mars, Héloïse reprit de la vigueur. Elle était restée alitée, l’enfant contre son sein. Aimery et elle décidèrent de l’appeler Pierre. C’était le nom du père de la jeune femme. Ce père qu’elle aimait encore et qu’elle n’avait plus jamais revu, depuis ce jour où, en sa folie, elle s’était précipitée sur les traces du ductor Jean de Montréal, dans la forêt de Pamiers. En toute autre circonstance, cette naissance eût été pour elle le plus beau moment de sa vie ; mais ici, elle et Aimery oscillaient sans cesse entre le sourire et les larmes. Héloïse ne savait si elle devait se maudire à tout jamais, ou admettre ce destin où elle avait conduit ses propres pas, sous l’effet des impulsions de son cœur. Ils étaient là, tous les trois, dans cette cabane suspendue, cette cabane du vertige au sommet du pech et, déjà, il ne restait plus que quatre à cinq jours. Escartille leur tenait souvent compagnie, lorsqu’il n’aidait pas Bertrand Marty et les siens à dispenser le consolament, ou à rassurer comme il le pouvait ceux qui commençaient de paniquer à l’idée de l’inexorable choix qui se présentait à eux. Pourtant, comme l’avait dit Guillaume Mir, qu’Escartille avait consolé à sa demande, aucune des deux cents personnes qui se trouvaient encore à Montségur n’avait, pour le moment, annoncé qu’elle déciderait d’abjurer pour garder la vie sauve. La chose était à la fois sinistre et d’une beauté stupéfiante ; au contraire, on attendait la mort en cherchant le recueillement, le réconfort dans la méditation, et parfois, on se sentait déjà prêt à aller au-devant d’elle avec une confiance dont nul n’aurait su dire dans quelle forme de grâce, d’inspiration cette confiance était puisée. Escartille admirait chacune de ces âmes dont il avait appris à connaître, une à une, l’existence passée, les regrets, les joies et les remords.

Ces âmes hérétiques.

Alors que le soleil se couchait, une nouvelle fois, une fois encore, Héloïse s’était assoupie, épuisée, l’enfant entre ses bras. À l’entrée de la cabane, à quelques centimètres du gouffre dans lequel plongeait la falaise nord de Montségur, Aimery était avec son père. Son faucon était venu le rejoindre sur son gant de cuir ; il se taisait. Aimery et Escartille regardaient tous deux la jeune femme endormie. Ses traits se relâchaient un peu avec le sommeil. Elle trouvait enfin, dans ces moments de repos trompeurs, une sorte de sérénité qui n’était que fuite. Sans doute aurait-il fallu ne jamais plus se réveiller ici, à Montségur. Car sitôt que vous ouvriez les yeux, vous étiez rattrapé par le froid cinglant, qui refusait de quitter la montagne ; par la lourdeur et les morsures de votre corps. La réalité revenait s’abattre devant vos yeux, couperet sanglant et désincarné. Ne te réveille pas, pensait Aimery en regardant son tendre amour ; peut-être vaut-il mieux que tu ne te réveilles plus jamais, ni toi ni ton enfant. Notre enfant.

Il se tourna vers Escartille.

Ils se regardèrent longtemps, sans rien dire.

Les sourcils froncés, le visage dur, Aimery finit par parler.

— Tu avais raison, père. Je n’aurais jamais dû me rendre avec les faidits jusqu’à Avignonet. Crois-tu que les choses auraient pu être différentes, si je t’avais écouté ?

Escartille entoura de son bras les épaules d’Aimery.

Puis il s’assit en tailleur, contemplant les vallées envahies par la pénombre.

— Je crois que cela n’aurait rien changé, Aimery. Les faidits y seraient allés sans toi de toute façon.

— Mais je me suis battu, père. J’ai tout fait pour nous sauver. Et cela… je ne le regrette pas.

Ils avaient descendu d’un ton. Leur voix n’était presque plus qu’un murmure.

— Il faut croire que nous ne pouvions rien faire contre cette destinée, continua Escartille. C’est la nôtre, après tout ; cela, personne ne pourra nous l’enlever. Jamais. Sais-tu l’impression que j’ai eue, lorsque nous avons commencé l’ascension qui nous menait à Montségur ? J’ai su que je devais me retrouver ici.

Il marqua une pause ; une vague d’émotion parut le soulever tout entier. Son vieux cœur fatiguait.

— Lorsque je me souviens de ce que j’étais, de ce qu’était ma vie à Puivert, de ta mère, du jour où je t’ai découvert… aurais-je pensé, alors, que tout se terminerait ainsi, sur cette montagne ? Pourtant, il était dit que je me retrouverais là, et que nous aurions à vivre ces instants… Y gagnerons-nous un morceau de ciel, Aimery ? Oh, mon Dieu ! Je t’en ai tellement parlé, lorsque nous marchions ensemble à travers toute l’Occitanie. Mais je ne sais plus. Quoi de plus sombre, de plus douloureux, d’agir en tout pour faire le bien, et de craindre sans cesse d’être dans l’erreur ? De vouloir fonder sa pensée et ses actes sur l’amour d’un Dieu dont on craint qu’il n’existe pas, qu’il ne nous aime pas, qu’il agisse comme un père sévère et cruel, qu’il nous condamne à l’exil sans espoir de rédemption ? Oui, je doute, Aimery… Je doute et le monde entier, sûr de son fait, convaincu de sa raison et que cette raison doit s’appliquer à tous, au prix de notre sang, est contre nous. Les nôtres, à présent, se tournent vers Bertrand Marty, vers les parfaits et parfaites, vers moi. Nous devons les consoler comme c’est notre tâche. Nous ne pouvons plus faiblir, moins encore que les autres, et moi peut-être, le dernier entre tous. Et voilà que j’ai un petit-fils ! Notre plus grand bonheur, une fois de plus, doit se retourner contre nous !…

Cette fois, ce fut Aimery qui l’entoura de son bras.

— Ce n’est pas juste, dit-il.

Toutes ces années avaient fortifié son caractère. Les combats de ces derniers mois avaient fait de lui un guerrier farouche. Mais cette fois, Aimery avait peine à refréner ses sanglots. Dès qu’il songeait à Pierre et Héloïse, il…

— Non, ce n’est pas juste, dit seulement Escartille.

Aimery planta ses yeux dans ceux de son père :

— Il faut le sauver, tu entends ?

Escartille fronça les sourcils.

— Que veux-tu dire ?

Aimery serrait les dents. Ses yeux étaient rouges de fureur et de larmes. Son visage était maintenant tout près de celui de son père.

— Il faut le sauver. Cet enfant ne mérite pas de mourir, père. Tu dois le sauver.

Escartille ne quitta pas Aimery du regard. Il n’était pas sûr de comprendre. Aimery reprit :

— J’ai deux raisons de t’appeler « mon père », dit-il. La première, parce que c’est grâce à toi que je suis passé en cette vie, et que malgré tout, je ne regrette rien de ce que nous avons fait, si ce n’est le point où nous sommes conduits aujourd’hui. Je t’aime, mon père, de tout mon cœur. La seconde, c’est que ta fonction au sein de notre Église te donne droit à ce titre ; et il te faut en être digne, comme nous devrons être dignes au moment de notre fin. Héloïse…

Il fit une grimace de douleur.

— Héloïse ne pourra pas s’enfuir, quand bien même nous le voudrions. Elle sera trop faible. Te rends-tu compte ? Il faudrait descendre la falaise à pic, avec des cordes, en pleine nuit, sans nous faire repérer par les croisés. Jamais nous n’y parviendrons ensemble, elle n’en aurait pas la force. Imagines-tu que je la laisse aller seule au bûcher ? Je mourrai avec elle, puisqu’il le faut. Mais toi, toi, tu peux vivre. Tu peux tenter la fuite et sauver notre enfant.

Escartille hocha la tête :

— Et moi, vous abandonner ? As-tu perdu la raison ? Vous abandonner, en ce moment, au moment le plus funeste, le plus terrible qui soit ? C’est à vous de vivre, Aimery, à vous trois ! Je donnerais ma vie pour vous. Je vieillis, je suis las, fatigué. Ma pauvre carcasse peine déjà, il me semble avoir mal partout… Non, c’est hors de question.

Aimery resserra la pression de sa main sur l’épaule de son père. Il souffla :

— Il est d’autres trésors à Montségur que vos vaines reliques ! Tu le sauveras !

Puis il regarda la vallée, sombre, noire.

— Et j’irai mourir avec elle.

Le samedi 12 et le dimanche 13 mars, ce fut la maison de Péreille qui retint toute l’attention des hérétiques. Corba et Esclarmonde de Péreille ne cessaient de verser des larmes qu’elles s’efforçaient dignement de cacher. Leur mère était sur le point de rendre l’âme à son tour. Raymond ne quittait plus sa femme, entouré des autres filles de Corba, Philippa et Arpaïx. Alazaïs de Massabrac, Cécile de Montserver et sa nièce, Faye de Plaigne, autant de figures de l’Église cathare en perdition, en robes noires, vinrent se joindre à la douleur de la famille.

On entendait Raymond gémir, hurler à la mort, parfois, depuis la tour de son logis seigneurial.

Le 14 mars, Escartille fut de nouveau demandé par l’évêque Bertrand Marty. Celui-ci le reçut cette fois avec Raymond de Péreille et Pierre-Roger de Mirepoix. Ils se trouvaient tous trois au milieu des derniers vivres, dans la maison des pèlerins, derrière une petite table. Escartille s’assit devant eux.

Bertrand Marty avait longtemps gardé les yeux fermés. On ne savait s’il méditait, ou s’il essayait d’échapper au sommeil qui le taraudait. On n’avait cessé de faire appel à lui. Il était exsangue. Lorsqu’il sortit de sa torpeur, son regard peina à se fixer sur Escartille. Il bougea sur sa pauvre chaise de paille. Ses mouvements étaient lents, empesés. Il joignit les mains sur la table, ses manches sales et déchirées devant lui. À ses côtés, Raymond de Péreille, les yeux injectés de sang, le teint blême, les joues creuses, ne payait pas de mine non plus. Pierre-Roger de Mirepoix paraissait le plus gaillard des trois. Il passait de temps en temps la main sur sa moustache, sur son front dégarni. Mais cette trinité qui n’avait cessé de veiller sur Montségur n’était plus que l’ombre d’elle-même. Une trinité rendue à son martyre, désolante, misérable.

Enfin, la voix de Bertrand Marty, légèrement chevrotante, retentit.

— Escartille de Puivert… Vous aussi, vous êtes là depuis le début de tout ceci… Depuis Béziers, Carcassonne et Muret… Nous savons aujourd’hui à peu près tout de vous…

Il baissa les yeux, puis, lentement, il se leva. Il commença de marcher en long et en large, derrière la table.

— Ne vous attendez pas à ce que je vous dise une quelconque vérité. Vous en savez autant que moi, sur tous les chapitres de notre foi, sur la raison de ce combat qui nous a acculés ici. La matière, Escartille… Je pourrais vous dire qu’un jour, sans doute, elle sera la seule obsession de l’humanité, si nous n’y faisons rien. En des temps futurs, lointains peut-être, l’homme ne la dominera plus, mais sera dominé par elle. Il en sera plus aveugle à mesure qu’on l’en alerte ; il ne trouvera plus de bonheur fugace, trompeur, que dans la satisfaction de ses désirs immédiats, dans l’accumulation de ses biens, sans se soucier du reste du monde… Son esprit, sa charité, dans leur plus grande pureté, leur plus grande liberté, s’en trouveront aliénés… Et il pensera qu’il est dans son droit, dans sa justice ! Il trouvera encore le moyen de s’extasier de sa propre bonté d’âme – sans voir que d’âme, il n’en est plus question. Qu’il n’y en a plus.

Il continuait de tourner, en traînant les pieds.

— Je pourrais vous dire que pourtant, débarrassé de ses dieux et de ses pères, cet homme, Escartille de Puivert, cet homme saura trop bien, au fond de lui-même, qu’il n’est pas heureux. Que les transitoria demeurent, et que lui-même, l’étourdi, le sot, s’y vautre pour oublier tout le reste, croyant vraiment qu’il parviendra à oublier. Dans ce monde, il se jettera sans réfléchir, il suivra le troupeau parce qu’il n’a pas le courage de faire entendre sa voix, de pousser son cri. Il sera mort et désabusé avant même d’avoir vécu. Ou bien, il sera vraiment heureux, et cela sera plus terrible encore. Ce sera le comble de son aveuglement. Celui-là, l’heureux imbécile, gouvernera le monde. Lui ou le tyran, qui décide de jouer le jeu des forces de l’ombre. Dans ce monde, on exigera de chacun qu’il pense de la même façon, qu’il agisse de la même manière que les autres, tant qu’il ne réfléchit pas, tant qu’il n’exerce pas ce don douloureux de l’Esprit. Il méprisera Dieu parce qu’il en aura peur. Parce qu’il aura perdu patience. Je pourrais vous dire que nous avions en tête une autre forme de vie, mais que cette alternative, sans doute, sera toujours vouée à l’échec. Comprenez-vous, Escartille de Puivert ? Nous avions notre melhorament, notre consolament, notre convenenza ; notre Église et nos symboles. Et dans le monde dont je vous parle, ce sera pire encore : il n’y aura plus d’alternative. Après tant et tant d’années, j’ai compris notre erreur. Oui, nous avons fait une erreur : nous avons pensé que l’homme pourrait aller au-delà de lui-même. Mais il n’apprend rien. Il ne retient rien des choses de l’âme. Il ne retient que… les choses, seules.

Il s’arrêta et regarda Escartille :

— Nous avons commis l’erreur de croire que l’homme pouvait être autre chose qu’humain.

Il revint s’asseoir.

— C’est une erreur très grave.

Il y eut un silence.

Enfin, Escartille demanda :

— Pourquoi me dites-vous tout cela ?

Ce fut cette fois Pierre-Roger de Mirepoix qui prit la parole.

Il s’éclaircit la gorge.

— L’un des nôtres a caché le trésor de notre Église dans une grotte du Sabarthès, à la Noël. Cela fait plusieurs mois maintenant. Seuls les livres que vous avez vus, les reliques, et quelques sous que nous avons encore sont restés ici. Mais il y a d’autres espoirs. De nombreux parfaits sont en fuite. Et les croisés ne doivent pas trouver le secret que nous avons dissimulé à Montségur. Jamais ceci ne doit tomber entre des mains indignes. Notre émissaire est reparti il y a peu pour vérifier que tout ce que nous avions caché à Noël était toujours là, à l’abri. Depuis son départ, nous n’avons pas eu de nouvelles. Il a pu se perdre ou être tué. Nous ne devons prendre aucun risque. Voilà, donc, ce que nous souhaiterions…

Il toussa. Il allait reprendre, mais ce fut Raymond de Péreille qui enchaîna :

— Nous voudrions que vous sauviez le trésor de Montségur.

Escartille cligna des yeux.

— Moi ?

— Vous ne serez pas seul, continua Raymond de Péreille. Trois autres parfaits vous accompagneront, Amiel Aicart, Peytavi et Hugon, ainsi qu’un de nos messagers. Ils ont déjà accepté. Ils sont encore jeunes et vigoureux, malgré tout ce que nous avons subi. Mais ils ont besoin de votre sagesse et de votre expérience de cette guerre. Vous qui connaissez si bien nos vieilles routes occitanes, vous leur serez d’un précieux secours.

Escartille baissa le visage, mit la main sur le menton.

Mon Dieu, que me demandent-ils là ?

Il avait aussitôt pensé à Héloïse, à l’enfant, à ce qu’Aimery lui avait dit la veille.

Tu le sauveras.

— Vous me demandez de quitter les miens à l’heure de ce jugement atroce…

— Nous savons qu’Héloïse de Lavelanet a eu un fils. Est-il besoin de parler de notre compassion, Escartille ? Mais les derniers espoirs de notre Église reposent sur vous.

— Vous me demandez de les laisser aller au bûcher pour sauver les reliques du Christ !

C’était tellement incroyable qu’Escartille eut du mal à croire qu’il avait lui-même prononcé ces paroles.

— Les reliques du Christ, dit Bertrand Marty. C’est ce que nous avons cru un moment, en entendant ce chevalier venu autrefois à Montségur. C’est ce que certains d’entre eux, leurs papes successifs peut-être, l’évêque Aguilah certainement, ont cru eux aussi. Nous ne saurons sans doute jamais si cela est vrai, Escartille. Mais si ça l’était…

Il hocha la tête :

— Mon Dieu, si ça l’était ? Alors, nous saurions que le triomphe ultime reviendra, quoi que nous fassions, à la Matière. À la Mort, que nous allons affronter dans deux jours à peine. Leur authenticité nous fait peur autant qu’à eux : c’est le même doute, au fond, qu’elle sème dans notre esprit. Non… Ce ne serait une victoire pour personne, Escartille.

Il inspira :

— Pour personne.

Escartille demanda quelques heures de réflexion.

Il était prévu que, la veille du bûcher préparé pour la colonie cathare, les quatre parfaits choisis par les chefs de Montségur iraient se cacher avec des cordes dans un conduit naturel donnant sur le flanc du château. Avant que ne pointe le jour, ils descendraient avec ce qui restait du trésor. Puis ils se rendraient jusque dans la fameuse grotte du Sabarthès, au milieu de la forêt.

Et ils cacheraient ces derniers biens, avant d’en informer les autres parfaits en fuite.

Ils auraient la vie sauve.

Escartille se rendit dans le souterrain où, déjà, Bertrand Marty l’avait conduit.

On lui ouvrit la porte, qui grinça devant lui.

Les livres étaient là.

Et les reliques.

Ces ossements. Ce crâne démonté. Toujours, cette étrange luminescence. Et ce morceau de matière sur lequel on pouvait distinguer ces quatre lettres, à moitié avalées par le temps. INRI.

Escartille s’assit. Il resta là longtemps, sans bouger.

Il revit toute son existence passer devant ses yeux.

Elle prenait sens maintenant, dans toute sa tragique ironie.

Les reliques étalaient devant lui leur sombre gloire, épiphanie divine autant qu’infernale. Un buisson couvert de feu et de soufre, un buisson mêlé de fleurs et d’épines, de beautés à la douce corolle et de pétales vénéneux.

Il allait laisser sacrifier son fils, et Héloïse, qui était devenue comme sa fille.

Pour sauver leur enfant et les restes d’un Christ hypothétique.

À la fin, il se leva. De toutes ses forces, il pensa aux siens, au visage poupin, fragile, de cet enfant qui, à peine né, était promis à une épouvantable damnation. Et lorsqu’il vit qu’il n’y avait pas d’autre solution, il alla voir Bertrand Marty, lui dit qu’il avait accepté.

Puis il alla tout raconter à Aimery et Héloïse.

Dans la nuit du 14 au 15 mars, Escartille se rendit dans une cellule glaciale, au-dessus des logements de Raymond de Péreille et de sa famille, d’où il pouvait dominer la citadelle, au sommet du pech. Il était à son pupitre de travail.

Lentement, il sortit de sa besace son rebec et son bonnet de jadis.

Il posa sa plume, la ficha dans son galurin dont il se coiffa ensuite, répétant ce geste qu’il avait fait des milliers de fois et qui, aujourd’hui, lui était un supplice. Son cœur n’était plus que tristesse et amertume.

Nous savons… Nous savons que nous allons tous mourir, Escartille.

Il regarda son pupitre. Trois rouleaux de parchemin l’y attendaient.

Quinze jours.

Promets-moi que tu en porteras témoignage.

L’amour et la mort, voici ce que l’on trouverait dans son Livre de Vie.

Il ne lui restait que quelques heures pour l’achever.

C’était un long poème courtois, de près de vingt mille vers alexandrins. Le troubadour l’avait écrit sur d’innombrables feuilles de parchemin, qu’il avait étalées devant lui, sur le pupitre, sur la paillasse qui servait de lit, contre ces murs de pierre nue, suintants d’humidité. Une histoire, c’est comme une fleur… Il y avait raconté le chemin de sa vie. Ses souffrances étaient appelées à culminer ici même, au sommet de ce pech de Montségur, que l’on avait cru pourtant inviolable. Escartille avait griffonné des pages et des pages, les unes après les autres. Au fil des rouleaux, il avait laissé des espaces blancs réservés aux illustrations de ses parchemins, qui n’avaient jamais été réalisées. Les 1 508 laisses qu’il avait composées ne constituaient pas la totalité de son poème. Certaines n’étaient pas numérotées et étaient demeurées incomplètes. Au gré de son travail et des aléas de sa vie tourmentée, Escartille avait laissé des blancs. Les blancs d’une chanson qui, par nature, était destinée à ne jamais complètement s’achever. Et pourtant, alors qu’il se tenait là, auprès de son pupitre, entendant le sifflement de la bourrasque au-dehors, alors qu’autour de lui on priait de toutes parts en attendant une mort inéluctable, Escartille sentait qu’approchait le point final, le point de non-retour.

Une histoire, c’est comme une fleur…

Le Livre de Vie touche à sa fin.

Escartille était remonté dans sa cellule pour coucher sur ses parchemins le récit de cette terrible agonie qui commençait. Alors il écrivit, comme un fou, au bord de l’holocauste qui les attendait tous. Il écrivit au point d’en avoir mal au crâne, aux yeux, au poignet, à tous ses membres, libérant comme dans un spasme toutes ses dernières énergies, noircissant encore et encore, page après page, rouleau après rouleau, biffant, revenant, recommençant, trouvant la rime, hurlant, il écrivit jusqu’à voir vivantes ses hallucinations, il écrivit jusqu’à ce que le soleil, arc de cercle rouge et incandescent, pointe à l’horizon, lui rappelant qu’il y avait encore un jour, un jour un seul, un jour nouveau.

Le soir du 15 mars, il enroula ses parchemins dans sa besace.

Il sortit, une bougie à la main.

Il marcha dans la cour rocheuse du château, contourna çà et là les boulets ennemis, qui étaient demeurés depuis quinze jours. Ils avaient fait éclater des morceaux de dalles et s’étaient profondément fichés en terre. Le toit des écuries était brisé en deux. Les larmes lui venaient aux yeux. Le troubadour s’approcha de l’étroit escalier de pierre qui le séparait du chemin de garde. Il en monta les marches lentement, les membres perclus de douleur. Il n’était plus ce jeune homme alerte et insolent qui, autrefois, charmait les dames des cours d’amour. C’était donc cela, le destin ! Passer dans cette vie comme un fantôme, sans rien y comprendre ; et se retrouver au seuil de la mort, le bûcher au bout du chemin… Il avait atterri à Montségur avec son fils, avec Héloïse, et maintenant son petit-fils ; et il se préparait au plus déchirant des adieux, lui qui était prêt à tous les sacrifices ! Seule l’idée qu’il parviendrait peut-être à sauver Pierre lui donnait du courage. Les longues années qui éclaboussaient à présent sa mémoire avaient fait leur œuvre ; elles défilaient devant lui, restituant soudain des émotions, des images, des parfums oubliés.

Le vent siffla encore à ses oreilles.

Puivert…

La flamme de la bougie tremblait devant ses yeux.

Arrivé au sommet du chemin de garde, le troubadour jeta un regard vers le ciel. Il croisa deux guetteurs, qui n’avaient plus rien à guetter. Il faisait déjà très sombre ; peut-être la tempête se lèverait-elle dans la nuit. Escartille lorgna vers le précipice. Le vent lui fouetta le visage. Loin en contrebas, au pied du pic de Montségur, l’ennemi avait allumé les premiers flambeaux. On devinait à peine les entrelacs de ces tentes innombrables des soldats de l’ost. Non loin, la barbacane s’était tue. Plus de boulets, plus de cris ni de sang ; seulement le silence, ce silence glacial et recueilli, prélude au chapitre ultime de cette tragédie dans laquelle Escartille avait, tout au long de sa vie, été entraîné malgré lui. Il ferma les yeux, inspira profondément.

Attends, Escartille, attends maintenant la mort ; la sens-tu qui rôde autour de toi ?

Bouleversé, le vieux troubadour chassa comme il put ces sombres pensées ; la vie ! La vie ! N’était-ce pas à elle qu’il fallait penser, encore et toujours ? Puivert, Puivert et ses belles et ses danses et ses douces musiques, il devait s’y accrocher, s’y perdre encore !

— Louve, murmura-t-il soudain. Ma belle Louve.

Le sourire d’Escartille se fit plus lumineux à mesure qu’il se laissait envahir par cette étrange nostalgie, rayonnante et funèbre à la fois ; cette morsure vive comme le froid et brûlante comme les braises d’un bûcher refusant de s’éteindre.

Montségur ! Montségur, cœur du démon ou dernier refuge des apôtres du Christ !

La nuit était tombée et, tandis que, les cheveux dans le vent, il comptait les heures le séparant du terrible moment qui l’attendait, les souvenirs venaient de nouveau affluer à sa mémoire. Escartille regarda encore les tentes ennemies, perdues dans l’obscurité, puis la flamme de sa bougie, restée vivace malgré la bourrasque.

Il souffla dessus, leva les bras, seul au milieu de ce pic glacial et déchiqueté.

On ne s’accrocherait plus qu’aux symboles, derniers refuges d’espérance avant la fin.

Bienvenue dans l’Église de Satan.